“À propos de la poésie collaborative” par Brian Sheffield (et trois poèmes collaboratifs)

Poète et éditeur, Brian Sheffield, se demande pourquoi nous devrions parfois abandonner l’individualisme et l’égoïsme de l’auteur solitaire. La poésie, dans ses meilleurs moments, est collaborative. Ici, il explore certaines des raisons de l’écriture collaborative, et inclut trois exemples du collectif Boukra.

Malgré le cliché de l’auteur solitaire, l’écriture a toujours été un effort de collaboration. Les écrivains ont des éditeurs qui examinent leur travail et offrent leurs retours. Les écrits académiques sont scrupuleusement examinés pour leur exactitude. Les scénarios de films et de télévision subissent souvent une longue série de changements approuvés par leurs studios respectifs avant d’être produits. Et ces trois exemples recouvrent largement les œuvres contemporaines.

The Waste Land de TS Eliot a été recoupé par Ezra Pound. La paternité unique des pièces de Shakespeare a été révélée comme un mythe – les acteurs eux-mêmes retravaillant leurs répliques, d’où les nombreuses variantes qui existent aujourd’hui. Les poèmes et les épopées antiques ont inévitablement changé au fil du temps, d’un locuteur à l’autre, jusqu’à ce que les scribes les immortalisent sur du papier ou de l’argile. Le poète Edwin Muir a noté le changement constant de la narration orale dans son livre On the Estate of Poetry.

Richard Prince est un excellent exemple d’artiste vivant qui a joué avec le concept de propriété intellectuelle, mais non sans controverse. Il a republié The Catcher in the Rye de JD Salinger sous son propre nom. Il était également connu pour avoir publié des photographies d’autres personnes sous son propre nom, ce qui lui a valu un méchant procès. Néanmoins, Prince est toujours considéré comme une figure importante de l’art de l’appropriation. Bien que nous ne nous appellerions en aucun cas des artistes de l’appropriation, et que nous cherchons la pleine implication de l’auteur initial dans l’édition de son travail, nous souhaitons également détruire le mythe de l’auteur agissant seul. 

Boukra Collective prolonge cette tradition en créant et en mettant en avant intentionnellement des travaux qui sont intrinsèquement de nature collaborative. Nous poursuivons la création d’œuvres qui sont retravaillées, éditées et réinventées par un  collectif, avec le plein engagement des auteurs principaux. Bien sûr, nous sommes entourés de personnes profondément talentueuses qui méritent d’être nommées. Mais nous pensons qu’il est également important de s’éloigner de l’éthos égoïste de la société occidentale, qui prétend que la paternité d’une oeuvre existe en dehors de la culture dans son ensemble. Aucun individu n’existe complètement dans son propre monde. Nous pensons que le capitalisme et la concurrence sont parmi les outils les plus nuisibles au potentiel humain, malgré tous les arguments contraires. Les ressources sur cette terre sont limitées, et la croissance illimitée, dont le capitalisme a besoin pour fonctionner, est incontestablement impossible. Il en va de même pour l’imagination humaine. Nous sommes tous limités à nos propres expériences. Grâce à une collaboration non compétitive, sans intérêt pour la participation capitaliste, nous pensons pouvoir cultiver le potentiel humain au-delà de l’individu. De cette façon, nous pouvons présenter une poétique plus universelle, qui ne discrimine, ne préfère, n’exclut, n’opprime ou ne nuit à personne, tout en produisant un travail avec une réelle valeur. Il est important pour nous de rejeter le mythe du génie solitaire, afin de réaliser que nous ne sommes pas simplement des individus noyés dans une mer d’autres individus. Au lieu de cela, nous sommes une espèce collective, dont le véritable potentiel réside dans l’unité et la coopération.

Cela nous amène à un exemple du poème collaboratif, le cadavre exquis. Conçu à l’origine par les surréalistes, un cadavre exquis est une œuvre d’art créée en collaboration par un groupe de personnes, dans laquelle chaque individu contribue une partie à une seule œuvre sans voir aucune partie de ce que les autres participants contribuent, appelant à l’expression d’un inconscient à la fois individuel et collectif. Ce qui en résulte est souvent absurde, et au premier regard presque méconnaissable en tant qu’œuvre cohérente. Cependant, le plus souvent, il existe une série de lignes directrices dans l’œuvre qui relient toutes les pièces de manière surprenante et inattendue.

Une fois par mois, Boukra Collective organise un atelier d’écriture dans lequel nous invitons tout le monde à venir écrire de la poésie avec nous. Chaque atelier se termine par un cadavre exquis, —ou un exercice s’inspirant du cadavre exquis, étant donné qu’on aime bien s’amusant à faire varier les formats—dans lequel chaque personne apporte quelques vers. 

Ce que nous avons découvert, c’est que chacune de ces expériences nous montre comment  nos esprits partagent un certain zeitgeist, un esprit du temps ; les ruminations et thèmes partagés entre les participants donnent naissance à une œuvre collective cohérente dans sa diversité et son chaos.

De ce processus, Boukra Press dispose d’un vaste stock de travaux sans auteur particulier, et nous avons commencé à peaufiner ces poèmes pour les publier. Ils sont l’expression la plus pure de notre amour pour la création collective. Voici trois exemples, nous espérons que vous apprécierez autant que nous leur singularité étrange mais merveilleuse.


trois poèmes écrits par le collectif Boukra

A night with comrades, March 30, 2022

We carry crowbars      pilfered bricks now
Fighting against the night’s curfew
Flying against the silver sky
All witching hour

Howl     our invocation      our wild devotion     hour by hour
Howl     void beneath our clothes      our skin
Torn each layer
Burn each letter      scatter the ashes

We apparate     we move away
Gliding      stumbling      stooping
What we call the movement      what we call the struggle
Our passions unearthed     sprouting up     branching out

Our fruit grows rounder       rougher
What smoothes the edges of ourselves
Smooth      soft       our fingers in the pelt of our hair
Sweat off from the edges        the joy beyond chaos

This smoky lounge filled with lively death 
Here we reach        into the fullness of existence
Always reaching
Dancing through the stonewall

Une nuit entre camarades, le 30 mars 2022

On trimballe des pieds de biche      des briques tout juste dérobées
On se bat contre le couvre-feu
On vole contre le ciel d’argent
Cette heure entière ensorcelée

Hurle    notre invocation    notre dévotion sauvage    heure par heure
Hurle    le vide sous nos habits    notre peau
Déchire chaque couche
Brûle chaque lettre     disperse les cendres

On transplane   on dégage
Plâne    trébuche    penche
Ce qu’on appelle le mouvement     ce qu’on appelle la lutte
Nos passions déterrées     qui germent    qui se ramifient

Notre fruit s’arrondit     s’endurcit
Ce qui adoucit nos angles
Doux    lisse     nos doigts sur nos cuirs chevelus
La sueur qui déborde      la joie au-delà du chaos

Ce salon enfumé      rempli de mort animée
Ici, nous tendons     vers la plénitude de l’existence
Toujours tendre plus loin
Danser à travers le mur de pierre


Menageries

Silence enters leaden with chains
Flowers pressed in her palms
Lynx-eyed, a lamia gorged, swimming
The archaeologist replied;
“Enclose her words with sweaty lips”
De-centered; descending,     birthed
          Toward the litter of fire
Beyond the living room, a kitchen shelf collapsing,
Pots, pans, clattering 
                        onto the 
                                        tile floor.
Sweet air in the lungs, 
         goosebumps dancing
Unfettered
I have forgotten, I…

Ménageries

Le silence entre, plombé de chaîne
Des fleurs pressées dans ses mains
Des yeux de lynx, une lamia rassasiée qui nage
L’archéologue répond ;
“Encerclez ses mots de lèvres transpirantes”
décentrée ; descendante,        née
           en direction du désordre de feu
Après le salon, une étagère de la cuisine s’effondre,
Casseroles, poêles, un fracas
                         sur le
                                   carrelage.
De l’air doux dans les poumons,
          de la chair de poule qui danse
Sans entrave
J’ai oublié, je…


Clear landing

There were only three reasons why the box would be empty–

I couldn’t think of them at the time
I couldn’t think of the time when I thought of them
they were tucked away
from the future into the past,
trailing a series of markings that seemed random at first.

I found a way.

I weighed what I found
and measured sound against the page–murmurations at dusk
seeping and slipping into the water–an elegant bird
a stream of bubbles rising, drifting, bursting 
one by one, until the water’s temper found clarity.

I shall discern the messages
passed in blood between the moon and myself
shadows cast deeply from the trees
striking into the dimmest holes,
always ready to expand beyond their location.

There’s no such thing as stability or panic, just movement
in and out of self, with or without consciousness–
what the ossified called lunacy is not kind,
it is freedom to be lucid
and untouched by pain, in a pure state of innocence
that allows the commotion to resolve into a peaceful hum.

Atterrissage dégagé

Il n’y avait que trois raisons pour lesquelles la boîte serait vide–

Je ne pouvais pas penser à elles, à l’époque
Je ne pouvais pas penser au moment où j’avais pensé à elles
elles étaient rangées
déplacées du futur vers le passé,
traînant une série de marques qui d’abord semblaient aléatoires.

J’ai trouvé un moyen.

J’ai pesé ce que j’ai trouvé
et mesuré le son par rapport à la page–des murmures au crépuscule
suintants et glissants dans l’eau–un oiseau élégant
une flopée de bulles qui montaient, dérivaient, éclataient
une par une, jusqu’à ce que l’humeur de l’eau retrouve sa clarté.

Je comprendrai les messages
passés par le sang entre la lune et moi
les ombres projetées de la profondeur des arbres
qui s’abattent sur les trous les plus oscurs,
toujours prêtes à s’étendre au-delà.

La stabilité ou la panique n’existent pas, juste le mouvement
dedans et hors de soi, avec ou sans conscience
ce que les sclérosés appellent la folie n’est pas gentille,
c’est la liberté d’être lucide
sans être touché par la douleur
un pur état d’innocence
qui permet au trouble de se résoudre en un bourdonnement paisible.


These poems were written and edited by Brian Sheffield, Jeff Erwin, Claire Durand-Gasselin, Stephanie England, Penel Alden, Heather Flescher, and Briars. 

Traduit de l’anglais par Claire Durand-Gasselin

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