Jeff Erwin explore la joie d’abandonner le logos de la raison individuelle et de plonger dans la poésie. Retrouvez ensuite trois poèmes, écrits de façon collaborative par le Collectif Boukra.
Poésie col-labo-rative
Pourquoi écrit-on ainsi ? Pour libérer le poème. Nous sommes des motifs dans un tissu emmêlé. Vous pouvez percevoir les nœuds, la trame, et même les trous, les déchirures si vous regardez de plus près, mais chaque partie dépend du tout.
Quand nous écrivons un poème ensemble, le poème possède sa présence propre. Comme Duhamel le disait à propos de son travail en collaboration avec Seaton : “ce qui compte, c’est le poème, ce n’est pas nous”.
Il fut une époque où les poètes ne prétendaient pas posséder le poème, ils glorifiaient plutôt un esprit autrement sacré, la Muse. Même si personne ne s’accorde sur le nombre de muses qui existent, comme le dit bien Siculus :
“Certains disent qu’il y en a trois, d’autres qu’il y en a neuf”.
Alors, soyons des muses les uns pour les autres, comme des mères douées, inspirantes et aimantes. Pas des musées, remplis d’art volé à d’autres, mais de l’art dans son espace vrai, nu, et commun.
Écrire un poème ensemble, c’est étreindre l’idée de la mort, et aussi celle de l’immortalité. Le poète se consume, la page fertile voit éclore des mots qui poussent de façon spontanée, en ne suivant pas le logos de la raison et de la loi, mais celui, sacré, du rythme partagé. La collaboration hâte cela. Le poète accepte de voir le bout, le point final de son travail.
Nous nous délectons de savoir que par la collaboration nous sommes libres, libérés de tant d’obstacles, d’hésitations, d’indécisions, propres au poète solitaire qui se noie dans l’anxiété incessante de notre monde où la productivité règne en maître. Comme une foule déterminée, nous ne doutons pas, nous possédons un esprit et un but partagés. Nous franchissons la barrière, la frontière, nous nous rassemblons.
Même le désir de se faire connaître se dissipe. Si, telle une fleur éclatante, le vers est remarquable, il se trouve libéré de notre intention.
Nous vivons dans un monde troublé, divisé, meurtri par le désir incessant de posséder et de consommer. Dans la collaboration, nous sommes sociaux, comme le réclament nos os, mais pas égoïstes, comme le réclame ce système injuste et violent.
Les universitaires, les éditeurs, veulent que tout soit protégé par le droit d’auteur, revendiqué, vendu, possédé. Fossilisé. Les mots sont disséqués pour y trouver une volonté, ils sont récités, mémorisés. Et bien, nous vous mettons au défi de trouver de l’intention ici. Et nous vous prions d’avoir des trous de mémoire. De vous souvenir de poème ad hoc, à l’usage, sur le moment.
Laissez donc les erreurs se multiplier.
Tout ce qui est “traditionnel”, comme tout ce qui est neuf, évolue. Nous sommes désormais dans l’ère de la confusion de masse. L’Homme Rationnel craint le sublime, le chuchotement de l’Illusion. Nous lui ouvrons les bras, trouvons gloire dans ses caresses.
Voilà donc nos poèmes, vos poèmes, les poèmes eux-mêmes, qui s’appartiennent comme des bêtes sauvages, comme les arbres, comme une colonie de vie eucaryote qui jaillit d’un sol riche.
Permettez-nous de recouvrir le sol meurtri de la terre de cette végétation indomptée, afin que le plaisir de la poésie ne soit ni en qui ou pourquoi, mais dans le parfum de l’inspiration, dans la forme des mots qui dérivent sur la page.
Jeff Erwin est un type un peu étrange. Il vit à Monterey avec son enfant et une grande quantité de livres. Son chapbook, Not the Gods We Know, est à paraître chez Boukra Press.
Note de la traductrice:
Traduire de la poésie, c’est toujours trouver un équilibre un peu fébrile entre la fidélité au texte d’origine et l’amour du texte créé dans l’autre langue, sa musique et sa syntaxe particulière. La multiplicité des voix présentes dans ces poèmes collaboratifs rend la tâche encore plus ardue, mais encore plus belle. Comme le dit Jeff, le poème détient sa propre existence. Il est libre, beaucoup plus libre que moi, et je m’efface devant son corps inattendu.
City and not city
Until we run out of space / Folding and refolding
Separating dust from the water, hoping for
A wall-shaped apparatus / Wide-reaching
Spaces between fingers finding the field’s flowers
With no streets to guide me, I fell into gulch
Amoeba Records I think is gone now / The smell lingers
Squealing
Now, the longer shades have vanished / And the
Tides pulling our nails to the sea
Shoreline littered with strips of human skin
[Charity, car acara mi amor]
Televised and monetized
And subtle, / john zorn opens a ticket booth and
Falls. But with orange light haloed through hair.
Bind, bind, bind trice knotted this curse upon them
Periphery of my inner city,
The ink stain
All our hair ends / So many comets playing our old game
Glad in tissue paper and sweat, shining, swaying,
My way through sky spreading
Among the bramble and disrepair
Ville et non-ville
Jusqu’à ce qu’il ne nous reste plus d’espace / se plier et se déplier
Séparer la poussière de l’eau, en espérant
Un dispositif en forme de mur / de vastes
Espaces qui s’étalent entre les doigts qui trouvent des fleurs des champs
Sans rue pour me guider, je suis tombé dans un gouffre
Je crois qu’Amoeba Record a fermé depuis longtemps / la senteur persiste
Et couine
Désormais, les nuances les plus longues ont disparu / Et les
Les marées tirent nos ongles vers la mer
Rivage jonché de lambeaux de peau humaine
[Charité, car acara mi amor]
Télévisé et monétisé
Et subtil, / john zorn ouvre une billetterie et
Tombe. Mais avec une lumière orange qui auréole ses cheveux.
Lier, lier, lier trois fois noué cette malédiction tombe sur eux
Périphérie de mon centre-ville intérieur,
La tache d’encre
Tous nos cheveux se terminent / Tant de comètes jouent à notre vieux jeu
Joyeux dans des mouchoirs et de la sueur, brillant, me balançant,
Faisant chemin à travers le ciel qui se propage
Parmi les ronces et le délabrement.
This map is not the territory
The rain approves
Invisibly lingering on black keys
White bones in the lower room
As authentic as ventriloquism
Blink slowly
The rough birds harshly patter
This map is not the territory
It’s utterly scuppered, sideways, tits-up
Projects transform
Into neighboring rainfall
Multiplied, without help
The floor of sand mirrored a ceiling of sand
In the trunk are our sweaters
Frayed, undone
A slow buzz, a burgeoning cacophony
Served in a leather suitcase.
Storm’s sweet breath to our lungs
The city is bones, thriving.
Cette carte n’est pas le territoire
La pluie approuve
S’attardant de façon invisible sur des touches noires
Des os blancs dans la chambre du bas
Aussi authentique que les ventriloques
Cligne doucement des paupières
Les oiseaux rèches piétinent
Cette carte n’est pas le territoire
Elle est complètement sabotée, de travers, les seins en l’air
Les projets se transforment
en averses proches
multipliées, sans aide
Le sol de sable fait un miroir pour un plafond de sable
Dans le coffre, il y a nos pulls
Usés, défaits
Une ivresse lente, une cacophonie qui éclôt
servie dans une valise de cuir.
Le souffle doux de l’orage à nos poumons
Cette ville est d’os, prospère, florissante.
The Cold Propaganda
Tomorrow will come covered in the pebbles of today
Dystopia wrestles with its center
Not the cold propaganda
Are they going to believe us when we say the light is on?
Test for the night show
Healing and cooling
Our smoke is to the sky
I had never seen such a spark before, ever
Even Ovid’s madness fell into gloating and dickery
Bad bright star shining
We rejoice in our torn lines
A happy well-adjusted tarantula
We so easily share this window through the window
Let’s climb the great mountain of our time, for the gesture,
Whose vastness is a unnamed gutter
I heard you back on the wireless back in nineteen fifty-two
We will pass this between us
This is not our last word
Cette propagande froide
Demain sera recouvert des cailloux d’aujourd’hui
La dystopie lutte avec son propre centre
Pas la propagande froide
Nous croiront-ils, quand nous leur dirons que la lumière est allumée ?
Un test pour le spectacle de la nuit
Guérir et rafraîchir
Notre fumée est aux cieux
Je n’avais jamais, jamais vu une telle étincelle
Même la folie d’Ovide est tombée dans la jubilation et la connerie
Mauvaise étoile brillante qui brille
Nous nous réjouissons de nos lignes déchirées
Une tarentule heureuse et bien intégrée
Nous partageons si facilement cette fenêtre à travers la fenêtre
Escaladons la grande montagne de notre temps, pour le geste,
Dont l’immensité est une gouttière sans nom
Je t’ai entendu à la radio en 1952
Nous nous passerons ces paroles entre nous
Ce n’est pas notre dernier mot
Ces poèmes ont été écrits et édités par Brian Sheffield, Jeff Erwin, Claire Durand-Gasselin, Stephanie England, Penel Alden, Heather Flescher et Garrett Calcagno